Par Jean Marc Alexandre, Directeur Associé, Passages Professionnels
Titre paradoxal et provocateur ? Pas tant que ça.
Pour se mettre en bouche, deux définitions du Larousse : les mots Crise (« Période marquée par un trouble profond ») et Mutation (« Changement radical, évolution profonde »), pour souligner que, contrairement au discours établi, nous sommes aujourd’hui beaucoup plus au cœur d’une mutation profonde du monde et de la société, que d’une « crise », susceptible de déboucher sur un « retour à la normale ».
.. Et une citation du présocratique Héraclite d’Ephèse, qui constatait déjà au VIème siècle avant l’ère chrétienne, que : « Rien n’est permanent, sauf le changement ».
Donc…
Ouverture ensuite sur le modèle inventé par l’armée américaine pour définir sa stratégie mondiale : le monde d’aujourd’hui est VUCA, disent les stratèges de la première puissance mondiale. Et il le sera davantage encore demain, et après-demain…
V pour Volatility, la Volatilité
U pour Uncertainty, l’Incertitude
C pour Complexity, la Complexité
A pour Ambiguity, l’Ambiguïté
Ce modèle VUCA, nombre d’entreprises s’en sont emparées, pour lesquelles gérer la volatilité et l’incertitude n’est pas un problème, mais une force : pour n’en citer que quelques-unes, Free, Apple, Google, Zara, Netflix, BASF,…
L’exemple peut-être le plus parlant : Zara, qui a fait de la versatilité des modes son alliée, s’imposant comme le seul acteur capable de renouveler toutes les semaines ses collections en boutique.
Quelles sont les conditions de la performance dans un monde VUCA ?
Avant tout respecter un principe vieux comme le monde : l’alternance des saisons, la « Courbe en S » (s-curve) : tout commence par l’hiver, qui « prépare en secret le printemps », puis c’est le printemps, puis l’été (la courbe du S est en pleine ascension), puis l’automne (la courbe s’infléchit), et il devient essentiel de d’entamer un nouveau « S », sous peine de déclin et/ou de lassitude. Parabole aussi valable pour la vie amoureuse que pour celle des organisations, pour la vie des produits et des projets. Comme le saumon remontant le courant, nous nageons de cycle en cycle.
Le hollandais Peter Robertson, dans son ouvrage Always change a winning team1, le dit très bien : le succès est un somnifère (« success is a sleeping pill »), qui peut pousser les organisations à privilégier un mode unique de fonctionnement, un type unique de profil alors même que les cycles se succèdent, complémentaires mais jamais identiques. La diversité est donc une condition primordiale d’efficacité.
Condition n°1 : Se montrer résolu mais « humble », comme l’a souligné Jim Collins dans un article qui a fait date (LeveL 5 leadership : The triumph of sheer humility and fierce resolve2). Collins, auteur du best-seller mondial Good to great (en français : De la performance à l’excellence)3, dans lequel il analyse les raisons du succès des entreprises les plus performantes, démontre dans cet article que la capacité à se remettre en cause en permanence, à ne jamais rien considérer comme acquis, est une qualité essentielle pour un dirigeant.
Condition n°2 : L’agilité, condition indispensable si l’on veut prospérer dans un monde où les changements sont la règle, où le chaos domine. Le chaos, qui peut se transformer en cauchemar improductif ou en source d’opportunités infinies, en fonction de l’attitude adoptée. Dans un ouvrage récent (Surfer la vie4), Joël de Rosnay, grand surfeur devant l’éternel, défend avec brio l’idée que nous sommes entrés dans l’ère de la fluidité.
Condition n°3 : La sérendipité. Ou l’art d’être à l’écoute sans a priori, d’être ouvert à toutes les possibilités, de faire « par hasard » une découverte alors que l’on cherchait tout autre chose, comme les protagonistes du conte persan du XVIème siècle racontant l’histoire des princes de Serendip (Ceylan), partis en mission, et qui, sur leur chemin, ne cessent de trouver des indices en apparence sans rapport avec leur objectif, mais en réalité nécessaires.
Condition n°4 : Comprendre que nous sommes entrés dans l’ère de l’homo ludens après celle de l’homo faber. L’homo ludens, à l’aise avec le partage de l’information, difficile à encadrer, mais qui fait preuve d’une grande capacité à s’adapter aux environnements dynamiques.
Mais encore…
Prospérer dans un monde VUCA, c’est encore comprendre, comme l’a démontré le neurologue Antonio Damasio dans L’erreur de Descartes5, toute l’importance de l’intelligence émotionnelle, et savoir qu’émotions et raisons sont indissociables. Dans un autre article fameux (Social intelligence and the biology of leadership6), Daniel Goleman, autre spécialiste de l’intelligence émotionnelle, est allé jusqu’à a démontrer que l’empathie a une dimension « biologique » et que le manager a un impact observable sur la performance, le comportement et la motivation de l’équipe.
C’est aussi intégrer les nouvelles règles de la motivation. Dans un ouvrage fameux (La vérité sur ce qui nous motive7), l’américain Daniel H. Pink a mis en évidence l’émergence de ce qu’il appelle la motivation 3.0, autrement dit l’importance croissante des motivations intrinsèques. Comme il le démontre, le modèle ancien, « taylorien », basé sur les motivations extrinsèques (« la carotte et le bâton ») est de moins en moins adapté à la société d’aujourd’hui. Le secret de la motivation durable, c’est le besoin inné de diriger sa propre vie, d’apprendre et de s’améliorer : les motivations intrinsèques. Et Pink de citer le modèle de Wikipedia, star incontestée des encyclopédies en ligne, et de ses innombrables contributeurs tout aussi volontaires que… non rémunérés.
Réussir dans un monde VUCA, c’est enfin inventer de nouveaux modèles managériaux. L’homme d’affaires indien Vineet Nayar, dans un ouvrage provocateur, Les employés d’abord, les clients ensuite8, raconte comment, en écoutant ce que lui disaient ses clients, lui est venue l’idée de la « pyramide inversée » : mettre les dirigeants et les encadrants au service de celui ou celle qui produit réellement de la valeur : l’opérationnel.
Les PME françaises ne sont d’ailleurs pas en reste : nombre d’entre elles (SAS, Gore, Essilor, Chronoflex, Techné, Favi, Poult, Morning Star, Revima, …) développent elles aussi des formes d’organisation « agiles » et innovantes, remettant en cause avec succès le management traditionnel.
Conclusion : OUI, l’incertitude est potentiellement un fantastique moteur de performance. Winston Churchill l’écrivait d’ailleurs déjà : « Un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l’opportunité dans chaque difficulté. »
Ou, pour citer Emmanuel Kant : « On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitude qu’il est capable de supporter. »
Sources citées :
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